La 141R420

Cette emblématique série de 1300 locomotives construites aux USA pour la France à la fin des années 40 est la plus grande commande réalisée par la SNCF. Ces machines de 188 tonnes en ordre de marche développant presque 3000 CV peuvent aller à 100 km/h. Elles ont tracté des trains mythiques comme le mistral, le train bleu ou encore la flèche d’or en double traction avec les 231 Pacific.

Aujourd’hui en France, seules 4 exemplaires sont techniquement en état de marche : notre 420, la 840 (Orléans), la 1126 (Toulouse) et la 1199 (Le Mans). Il est à noter que 2 machines (n°568 et n°1244) circulent en Suisse.

Les 141R, "made in USA"

A la fin de la seconde guerre mondiale, la toute jeune SNCF se trouve privée d’une grande partie de ses installations et de son matériel. En parallèle de la reconstruction des voies, des ouvrages d’art et des bâtiments, il faut trouver rapidement un moyen de produire des locomotives en grande quantité. L’industrie française n’en ayant alors pas la capacité, on choisit de recourir aux constructeurs américains, dotés de moyens de productions très modernes grâce à l’effort de guerre. Dans l’urgence de l’époque, c’est la firme Baldwin Locomotive Works qui dessina les plans, en adaptant un modèle américain mis au point pour la première guerre mondiale. Outre le passage au gabarit SNCF, certains équipements furent modifiés ou ajoutés : attelage à tendeur et tampons, conduite à gauche, écrans pare-fumées etc…

Le prix estimé de chaque locomotive avoisinait les 100 000 $. Ainsi le 30 janvier 1945, une première commande de 700 machine est passée à 3 constructeurs : Baldwin Locomotive Works, American Locomotive Company et Lima Locomotive Works. Une fois leur financement possible, 640 autres machines sont demandées aux même firmes qui seront secondées par Montreal Locomotive Works et Canadian Locomotive Company, 2 constructeurs canadiens. Le charbon est une matière très demandée par l’industrie française pour sa reconstruction, on décide alors d’équiper 300 machines de la seconde tranche pour la chauffe au fioul lourd. A la SNCF, cette technique nouvelle bouscule les habitudes mais va s’avérer payante pour les années à venir.

Une construction solide

Le cahier des charges prend en compte la manutention de la machine pour son acheminement jusqu’en France. Le chargement et le déchargement dans les ports se faisant à la grue, la structure est pensée très robuste avec une chaudière solidaire du châssis. Sur les premières machines, les essieux sont un modèle à rayon semblable aux locomotives européennes. Sur les suivantes, à cause de la force de traction, on décide d’adopter les roues Boxpok d’abord pour l’essieu moteur puis finalement sur l’ensemble des 4 essieux. Très répandue aux USA, ces roues font preuve d’une grande rigidité et assurent un meilleur équilibrage des masses en mouvement tout en limitant la rotation des bandages d’essieu. Ces qualités sont d’autant plus appréciables sur les 141R et leur “coup de collier” légendaires.

La construction des 1340 exemplaires de la série est un véritable tour de force comme seuls les américians en sont capables. Le processus est standardisé et simplifié au maximum pour réduire les temps de fabrication. Ces techniques d’outre-Atlantique permettent une production de grande qualité et d’une rapidité impressionnante. Exemple frappant : 200 machines de la seconde tranche sont équipées d’un châssis moulé d’un seul bloc et déjà équipé des cylindres. Cette pièce extrêmement robuste de 14m de long et 18 tonnes après usinage renforce encore la solidité de l’ensemble. Les 700 premières locomotives sont achevées en onze mois seulement, alors qu’à la même époque l’usine Schneider du Creusot ne produisait “que” 8 machines du type 141P par mois. Il faut cependant relativiser cet écart, l’industrie française étant très affaiblie au sortir de la guerre.

Issue du modèle « Mikado légère USRA », la R est la locomotive universelle par excellence: très simple mécaniquement, robuste, de puissance moyenne, relativement peu coûteuse en entretien et apte à tout faire. Ces qualités assureront à la série un service intensif jusqu’à la fin de l’ère de la traction vapeur. Pour tirer un rendement maximum de ces locomotives, et pour redresser au plus vite l’économie du pays, elles sont conduites en banalité (les équipes de conduite se relaient). Une innovation pour la SNCF, qui leur permet d’atteidre des parcours journaliers records de 500km, et même 800km en 1949 sur la région Ouest. Dans les années 50, elles assureront 45% du tonnage total de la SNCF.

Au service de la France

A peine débarquées en France, les R sont immédiatement acheminées vers les dépôts pour leur préparation : les bielles sont remises en place tout comme les organes déposés pour le transport. Le temps de faire un graissage complet et la locomotive était mise en chauffe pour prendre son service. A peine 15 jours après leur arrivée dans l’hexagone, elles tractaient déjà leurs premiers trains.

Initialement, elles furent affectées au dépôt de Chaumont dans la Haute-Marne pour tirer de lourds convois de minerai. Au fur-et-à mesure de leur livraison, leur domaine s’étendit peu à peu en direction du Nord et du Sud-Est pour palier au manque cruel de locomotives. Conçues pour assurer toutes sortes de services, les “belles américaines” seront mises à toutes les sauces au cours de leur carrière. Un jour en tête du mythique Mistral à 100km/h, le lendemain arrachant 2000 tonnes de charbon à grands coups d’échappement… telle fut la vie de ces locomotives d’exception. On peut le dire, avec leurs mécaniciens et leurs chauffeurs, ces monstres d’acier ont contribué au relèvement du pays.

Paradoxallement, ces machines n’ont jamais été bichonnées par les équipes de conduite comme le voulait la tradition française avant la banalisation. Elles étaint souvent sales, recouvertes par la suie accumulée sur la chaudière et marquées des coulures de calcaire. Bref, des bêtes de somme qui n’avaient comme parure que la trace de leurs efforts. Dans les années 60, la concurrence avec les récents diesels de ligne se fait rude et bon nombre d’entre elles sont garées dans les dépôts. La décennie suivante, avec le développement de la traction électrique, un nuage menaçant plane sur les dernières R encore utilisées. Pour les survivantes, l’année 1975 sera la dernière.

Après leurs derniers tours de roues, dans les dépôts qui les ont vu grandir, les locomotives sont garées côte à côte. Les belles américaines n’ont pas 30 ans d’existence lorsqu’elles sont définitivement arrêtées, et on imagine sans peine le destin qui leur a été choisi. Ce sont désormais des masses froides, inertes et porteuses des cicatrices de leur dur labeur qui attendent leur fin. La flamme du chalumeau s’agite de toute part dans un ballet macabre, cisaillant sans remords les carcasses endormies. Parfois, comble de la cruauté, on place devant la machine un wagon tombereau qui deviendra son propre cercueil. Leur disparition signera la dernière page de l’histoire de la traction vapeur à la SNCF. Lueur d’espoir dans l’obscure massacre, quelques-unes seront sauvées par une poignées d’amateurs, ultimes survivantes de celles qui resteront à jamais les R.

Puissantes mais gourmandes

Dans l’hexagone, les R sont facilement reconnaissables tant à l’œil qu’à l’oreille. Bien qu’adaptées pour le chemin de fer français, elles gardent tout de même une allure typique de pur-sang américain. Leur capacité d’accélération, leurs mythiques coups de collier et le bruit de leur échappement audible à plusieurs kilomètres à la ronde en attestent. Revers de la médaille, cette force de traction se fait au détriment des consommations de combustible. Les panaches noirs que l’on voit sur les images d’archive sont révélateurs du côté glouton de la machine, une faiblesse en comparaison des séries plus perfectionnées en service à cette époque, dont les 141P.

Conçues à simple expansion, elles reprennent cependant l’avantage sur l’entretien : seulement 27 heures aux 1000 kilomètres, ce qui les classe loin devant le reste du parc vapeur de la SNCF. Au crépuscule de leur carrière, elles dépassent largement le million de kilomètres au compteur. Leurs coûts de maintenance réduits feront d’elles les dernières locomotives à vapeur en service à la SNCF, les ultimes compound 141P et 241P étant définitivement arrêtées en 1969 et 1973.

  • 188t masse en service
  • 100km/h vitesse maximum
  • 15.5bars timbre de la chaudière
  • 24.13m longueur totale
  • 400km autonomie moyenne
  • 25kg charbon au km
  • 2928ch puissance au crochet

Identité de la 420

La 141R420 fait partie des 500 machines construites par American Locomotive Company (ALCO) aux ateliers de Schenectady dans l’État de New-York. Débarquée au port de Cherbourg, elle rejoint Mézidon le 23 Août 1946 comme dépôt d’attache. Elle changera plusieurs fois d’affectation au gré des besoins de la SNCF et se retrouvera dans plusieurs dépôts de la région Nord, parfois pour un séjour n’excédant pas 2 ans. Mais c’est à Creil que la 420 passera la majeure partie de sa carrière, avec 22 années de service dans ce dépôt. Elle finira à Sarreguemines en Lorraine où elle sera en tête du tout dernier train commercial en traction à vapeur de la SNCF, le 29 mars 1974.

Son sauvetage

Mars 1975, dépôt de Sarreguemines en Moselle. Parmi d’autres, la 420 attend immobile l’arrivée du ferrailleur. C’est alors que quelques passionnés de la traction à vapeur se mobilisent pour la sauver de la destruction. Une société civile de conservation voit le jour, avec pour but d’acquérir la locomotive et assurer sa préservation.

Sa remise en état va conduire la machine à Nevers, plus précisément dans son dépôt qui abrita une centaine de 141R dans les années soixante. Commence alors la période de récupération des pièces détachées, encore bien présentes à cette époque dans les centres de la SNCF. Aujourd’hui, toutes ces pièces constituent un héritage crucial pour l’avenir de la locomotive. L’atelier de Clermont-Ferrand, équipé de moyens de manutention, va permettre aux bénévoles de poursuivre les travaux sur la 420 et surtout de lui redonner un bel aspect extérieur. Pourquoi ? En priorité pour la protéger de l’oxydation, mais aussi pour l’Exposition Ferroviaire qui a lieu dans la capitale auvergnate les 24 et 25 Novembre 1979.

Mais la partie est loin d’être gagnée, la machine n’est pas encore apte aux circulations. Les ateliers de Gray, qui ont déjà redonné vie à la 141 R 568 et la 140 C 27, sont chargés en 1980 des lourds travaux restants sur la machine : déshabillage, remise au timbre de la chaudière, visite des pistons, contrôle de la distribution, calfeutrage de la chaudière avec matériaux d’origine etc… A cette occasion, les organes d’alimentation, la pompe à air et les surchauffeurs sont remplacés par des éléments révisés. Les premiers essais en feu entrepris à Gray se montrent satisfaisants. Enfin, pour couronner 6 années d’efforts, trois journées d’essais sont réalisées en ligne en mars et avril 1982. La persévérance d’un groupe de passionnés de la vapeur a triomphé des obstacles.

Une charbonnière au pays des volcans

Notre mikado a parcouru 73 400 km depuis sa remise en service jusqu’à la fin de l’année 2012, après avoir participé à de nombreuses commémorations qui la conduisirent en France, en Suisse, en Belgique et en Hollande. Elle a également posé plusieurs fois devant les caméras en participant à de nombreux films et téléfilms tels que Lucie Aubrac de Claude Berri. En tête de sa rame historique, la 420 arpente les rails auvergnats depuis presque 40 ans. Elle connaît par cœur toutes les lignes autour de Clermont-Ferrand et continue d’emprunter celles qui sont encore ouvertes à la circulation.

Évidemment, pour circuler en règle sur le réseau de la SNCF, nous suivons un schéma de maintenance adapté à ce matériel d’un autre temps. Outre les vérifications communes à tout véhicule ferroviaire, nous devons faire éprouver la chaudière et examiner les tuyauteries et organes d’alimentation (pompes, réservoirs, etc…). Plusieurs tubes à fumées ont déjà été changés, ainsi que des surchauffeurs et quelques accessoires.

Fin 2016, après les traditionnels Trains du Père Noël, la machine est arrêtée pour entreprendre des travaux sur sa chaudière. La tâche ne sera pas simple, il s’agit de renouveler quelques 61 entretoises articulées sur la partie basse de la chaudière. Nous profiterons de cette immobilisation pour remplacer des tubes à fumées et vérifier l’étanchéité des surchauffeurs. En Octobre 2019, après des mois d’effort, nous avons craqué l’allumette dans le foyer de la locomotive pour clôturer cette importante phase de travaux. Cette chauffe d’essai a été un succès et un grand soulagement pour tout ceux qui, de près ou de loin, y ont participé.

La vapeur, un art de vivre partagé

La conduite et l’entretien d’une locomotive à vapeur constituent un savoir-faire né d’une autre époque. Les gestes et les coups d’œil se transmettent d’une génération à l’autre, par la pratique et la passion du métier: la vapeur ne s’apprend pas, elle se vit ! Les travaux effectués au fil des années sur la machine nous permettent d’accéder à ses moindres recoins. Les connaissances techniques viennent par la pratique et le feuilletage des plans, mais surtout par la curiosité : démonter, nettoyer, graisser, remonter… si les voyages font naître des émotions extraordinaires, l’entretien d’une belle américaine de 188 tonnes ne manque pas de piquant !

Ici ou ailleurs, des poignées de bénévoles de tous horizons consacrent des journées et même des soirées entières pour perdurer la fabuleuse histoire de la traction à vapeur.